Comment Grenoble prépare les prochaines générations de technologies
Financée par l’État français et l’Union européenne à hauteur de 830 M€, la ligne pilote de semi-conducteurs Fames, coordonnée par le CEA en collaboration avec 11 partenaires européens, sera inaugurée le 30 janvier au CEA Grenoble. Ouverte aux industriels, elle vise à produire des composants plus performants, moins énergivores et plus durables en Europe. C’est encore cet objectif qui sous-tend un nouvel appel à projets européen qui mobilise la communauté grenobloise de la microélectronique. Quels sont les enjeux de ces programmes structurants ? Réponses par Julie Galland, directrice de la recherche technologique du CEA.
C’est une étape majeure qui se déroule en cette fin d’année, avec la clôture de l’appel à projets dans le cadre des PIEEC (projets importants d’intérêt européen commun) ?
En quoi concerne-t-il particulièrement Grenoble ? Le PIEEC est stratégique pour l’écosystème grenoblois, toujours très impliqué dans les programmes européens. Les précédents, Nano 2022 ou le Chips Act, ont permis de mobiliser presque 1 Md€ de fonds à la fois publics et privés, sur cinq ans, en local, pour financer de nouvelles générations de composants électroniques et moderniser les équipements. Les avancées technologiques issues de ces programmes soutiennent directement l’extension d’usines, comme celles de STMicroelectronics, Soitec ou Lynred, par ailleurs accompagnées par France 2030. C’est bien toute la filière de la microélectronique, depuis les laboratoires académiques, la R&D au CEA, les grands industriels, mais aussi le vivier des PME et des start-up, très dense à Grenoble, et plus largement l’ensemble des fournisseurs et le territoire, qui en bénéficient. Or, d’ici décembre, il ne s’agit rien de moins que d’élaborer notre feuille de route stratégique, pour la période 2027-2032. Nous avons donc besoin d’un collectif fort…
Quelles pourraient être ses perspectives ?
L’enjeu est de mobiliser une enveloppe à peu près comparable au précédent programme, soit environ 1,2 Md€ de financement public sur cinq ans. Par effet de levier, il permettrait d’atteindre un montant trois à quatre fois plus élevé, grâce à l’investissement privé.
Les contours de cette feuille de route ont-ils déjà été définis ?
Notre objectif est de tenir compte des évolutions du marché du semi-conducteur, qui a considérablement progressé depuis 2022. Avec un point d’attention particulier sur les data centers, portés par la dynamique de l’intelligence artificielle. Ce secteur offre des opportunités inédites à l’écosystème grenoblois. Un axe clé consisterait à faire de Grenoble un centre mondial de la photonique et des interconnexions de réseaux pour les data centers. Nous avons déjà un fort potentiel ici. J’en veux pour preuve le partenariat entre STMicroelectronics et AWS (Amazon web service, services d’infrastructure cloud mondial, ndlr), conclu en début d’année 2025 grâce à la nouvelle technologie photonique sur silicium (SiPho), développée par le groupe ST et industrialisée à Crolles. Cette technologie de rupture offre une connectivité optique ultrarapide, à faible consommation, gage de performance et d’efficacité énergétique. Deux propriétés essentielles pour assurer la puissance de calcul et les interconnexions dont a besoin l’intelligence artificielle. Je peux encore citer l’annonce par Nvidia de l’utilisation de substrats de Soitec pour leur prochaine génération de puces. Et puis la levée de fonds de Scintil Photonics de 50 M€, réalisée cet automne, à laquelle a d’ailleurs participé Nvidia. Par ces trois exemples, nous montrons que nous sommes dans la course industrielle et au meilleur niveau mondial !
Quel est le rôle joué par le CEA ?
Beaucoup de ces technologies sont issues du CEA, grâce notamment aux programmes européens structurants. Certaines ont pu faire l’objet de développements via nos partenariats industriels. C’est pourquoi nous sommes à présent concentrés sur le prochain PIEEC, pour préparer les nouvelles générations de technologies.
Il s’agit donc de cibler les applications de connectivité. Comment en revanche interpréter la quasi-absence de l’Europe sur les composants de processeurs ?
Malheureusement, les solutions européennes n’ont pas réussi à pénétrer et à s’imposer à temps sur le marché. Elles accusent aujourd’hui un retard important en termes de conception, et nous réunissons peu d’expertise sur les processeurs de haute puissance. Les donneurs d’ordre créent à présent leurs propres solutions. Cette verticalisation de l’industrie nous interpelle. Au niveau des Gafam, nous voyons des monopoles se constituer tout au long de la chaîne de valeur, de la conception de puces aux marchés finaux. Et réciproquement, ces acteurs ne soutiennent plus d’offres alternatives. Lors des Leti Days, le CEA a proposé, le 18 juin, un symposium réunissant les acteurs européens du semi-conducteur, du cloud, des infrastructures et des industriels comme Schneider Electric, pour montrer que nous pouvons agir en commun. Il faut là encore nous réunir pour partager des feuilles de route. Cet enjeu majeur pour l’Europe pourrait aussi faire l’objet du PIEEC.
Le PIEEC contiendra-t-il d’autres thèmes prioritaires encore ?
Oui, et en particulier l’IA, ou la manière de traiter les données. Dès à présent, le téléphone portable est l’objet qui crée le maximum de valeur en termes de datas. Or la seule alternative actuellement proposée est de faire remonter les données depuis un terminal, jusqu’aux datas centers – ce qui est une façon de capter de la valeur – avant de les faire redescendre. Les industriels qui génèrent, eux, de la donnée stratégique, n’ont pas d’autres choix… Nous devrions pouvoir offrir en Europe une possibilité de traitement de données « en circuit court », au niveau du terminal. Cela répond à un enjeu éthique, à l’obligation de respect du RGPD, de cybersécurité aussi, car franchir une succession d’infrastructures expose vos données à des failles… Il faut donc pouvoir proposer des approches alternatives. Nous défendons au CEA un numérique compétitif, sûr, mais également éthique en termes de protection des données individuelles, et écoresponsables. Un sujet stratégique pour l’Europe est de regagner la bataille des data centers, et en parallèle, de mettre en place un bouclier numérique européen de la donnée.
Une terminologie presque militaire. Car il s’agit aussi de la sécurité de l’Europe ?
Soyons clairs : demain, il n’est pas envisageable que des données de drones et leur traitement, par exemple, puissent être interceptées. Et un téléphone portable est environné de nombreux capteurs qui recueillent des informations plus ou moins sensibles. Il faut donc dans ces objets de l’électronique sûre, robuste, sécurisée en termes d’interopérabilité. La question de la souveraineté de la production de semi-conducteurs, d’une gestion sécurisée des réseaux ou des infrastructures, est essentielle. Ce qui est en jeu est à la fois le renforcement de la résilience industrielle et la souveraineté technologique de l’Europe.
E. Ballery

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