François Gemenne : « L’Europe a l’opportunité de reprendre le leadership »
Enseignant chercheur en géopolitique de l’environnement et questions migratoires auprès de grandes universités internationales, notamment à HEC Paris, François Gemenne a contribué en tant qu’auteur principal au sixième rapport du Giec, en mars 2023. Le conférencier essayiste est intervenu en mai dernier à la soirée annuelle du club des adhérents Grex, sur le thème « géopolitique de la transition écologique à l’ère du trumpisme ». Il analyse l’impact de la politique américaine sur les entreprises françaises.

Le report du calendrier de mise en œuvre de la directive européenne CSRD, acté le 30 avril 2025 par les députés européens, ne signe-t-il pas déjà une forme de recul de l’Europe sur le sujet de la RSE ?
En 2024, des tensions et incertitudes sont apparues, remontées par les entreprises, sur les difficultés d’application des exigences européennes, notamment sur la comptabilité en double matérialité. Elles sont jugées trop complexes, pesantes, avec un foisonnement d’indicateurs qui obère parfois la pertinence de la mesure. Ces difficultés sont apparues au moment où le courant Trump exprimait aux États-Unis un vif rejet de la RSE. Le timing de la révision est donc assez désastreux. Rien ne serait plus pénalisant que la tentation, pour les entreprises, de jeter le bébé avec l’eau du bain. Le respect d’un équilibre en Europe est par conséquent important à tenir, d’abord en réaffirmant les objectifs du Pacte vert, ensuite, en récompensant les entreprises qui se sont déjà engagées, et en pénalisant celles qui n’ont rien instauré.
Cette tentation vous semble-t-elle exister ?
Pour l’instant, ce n’est pas le cas, et c’est ce que démontrent les résultats de l’étude* que nous avons conduite à HEC Paris, rendue publique en mai dernier. Elle révèle qu’une forte majorité d’entreprises est toujours largement favorable aux engagements en matière de RSE. Mais l’enjeu est aussi celui du signal politique qu’elles peuvent adresser au monde. Elles ne peuvent avoir le sentiment d’être les seules à s’engager, ou d’être sanctionnées pour cela. À ce titre, il est intéressant de voir comment la Chine s’inspire à présent de la CSRD mise en œuvre par l’Europe. Non par conviction, mais par pur intérêt. Tout simplement parce que la CSRD constitue une réponse aux exigences du marché dans l’économie du xxie siècle. Mais précisément, le décret 14173 acté aux USA, qui abroge les politiques de diversité, équité et inclusion (DEI) pour certains contrats fédéraux, n’est-il pas de nature à poser des défis pour les entreprises françaises qui ont des politiques RSE axées sur la diversité et l’inclusion ? Il constitue en effet une menace. Mais comme tout ce qui concerne les déclarations américaines pour l’instant, nous avons du mal à en évaluer le statut réel, l’applicabilité et la portée. Il n’en reste pas moins que ces annonces sont en train d’isoler les États-Unis par rapport au reste du monde, dans une volonté d’imposer une vision idéologique. Bien sûr, les entreprises européennes fortement présentes sur le marché américain doivent se montrer prudentes. Il y a certainement pour elles une façon d’appliquer des engagements RSE sans le proclamer, ni surtout les renier, pour continuer à travailler sur leurs enjeux de moyen et long termes. Mais pour les autres entreprises, il importe de relativiser l’importance du marché américain. En nombre d’habitants, le marché européen est plus vaste (450 millions contre 347 millions), sans même parler de la Chine, ou de l’Inde (1,4 milliard d’habitants chacun).
Quelles pourraient être les perspectives souhaitables ?
Ce nouvel environnement politique représente un moment clé pour l’Europe de réaffirmer ses valeurs. Plutôt que de se perdre dans des atermoiements, l’Union européenne a l’opportunité de prendre un leadership en rappelant que la RSE est au cœur à la fois de la durabilité et de la profitabilité de demain. Le renversement du discours ambiant ne saurait effacer les attentes et les besoins des citoyens et consommateurs…
Pour autant, la volonté de l’Europe d’être climatiquement neutre à l’horizon 2050 semble s’éloigner…
L’horizon est effectivement difficile à atteindre. Mais il faut bien réaliser que les évolutions du climat ne sont pas statiques. Plus les problèmes sont différés, plus ils sont cumulatifs. Prendre de l’avance dans la décarbonation revient ainsi à mieux préparer la suite. J’insiste même : la décarbonation représente un moteur de croissance économique, de compétitivité et de développement. Il est donc essentiel de rester ambitieux. D’ailleurs, en me rendant au salon auto show de Shanghai, début mai, j’ai été frappé par plusieurs faits : d’une part, le niveau de qualité de l’air est redevenu très bon. D’autre part, le prix de l’électricité est beaucoup plus faible en Chine, ce qui permet d’augmenter la compétitivité de son économie. L’Europe, qui ne peut forer beaucoup, doit absolument accélérer la transition énergétique pour réduire le coût de l’électricité, qui est une condition de sa souveraineté économique. Par ailleurs, nous ne connaissons plus aucune marque de véhicule chinois, parce qu’elles sont presque toutes proposées par les acteurs du numérique ou des semi-conducteurs. Le statut du véhicule a donc radicalement changé. Il est devenu avant tout un objet connecté au service d’une mobilité propre. En restant focalisés sur une vision de la voiture du passé, les groupes automobiles européens auront sous peu un enjeu de survie. Il y a urgence, en Europe, à revoir nos modèles.
E. Ballery
* Étude téléchargeable sur https://www.weareeurope.group/fr/2025-post-omnibus-csrd-business-survey
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